Dans un formidable roman, Mark Haddon nous donne à découvrir l’univers logique et décalé d’un adolescent presque comme les autres. Enquête sur un best-seller.
«Je n’ai jamais vu un livre faire une telle unanimité dans la maison», sourit l’éditrice Maggie Doyle. La maison, c’est Nil Editions. Le livre, c’est Le bizarre incident du chien pendant la nuit de Mark Haddon, un Britannique de 42 ans qui vit à Oxford. Père de deux enfants, cet amateur de course à pied et de canoë a plus d’une corde à son arc littéraire. Il est en effet auteur-illustrateur de livres pour la jeunesse et scénariste pour la radio et la télévision. Avec 35 000 exemplaires vendus en deux mois et demi sur le territoire français, son premier roman «pour adultes» est bien parti pour faire dans l’Hexagone le même tabac qu’en Grande-Bretagne – 473 500 exemplaires vendus -, où il a reçu, entre autres prix, le prestigieux Whitbread 2003. Ce succès laisse l’écrivain perplexe: «Cela fait quatorze mois que ce livre marche. Je commence à m’y faire, mais il y a encore des moments où je me demande si je ne suis pas victime d’une hallucination. Je crains de me réveiller à l’hôpital devant un interne qui m’expliquera que j’ai pris un sacré coup sur la tête!» Maggie Doyle, qui a acquis le livre avant même sa parution en Angleterre, est moins surprise. Elle a immédiatement été fascinée par le manuscrit. Même chose pour son mari, auquel elle passait, à mesure qu’elle les lisait, les pages de ce roman atypique! …
Christopher John Francis Boone a «15 ans, 3 mois et 2 jours» et connaît «tous les pays du monde avec leurs capitales et tous les nombres premiers jusqu’à 7 507»! Il aime les voitures et les aliments rouges, Toby, son rat apprivoisé, les horaires, parce qu’ils permettent de «savoir quand les choses vont arriver», et les mathématiques, parce qu’elles sont «sans danger». Il n’aime pas le jaune et le brun, les aliments qui se touchent dans une assiette, parler à des inconnus et les histoires drôles, parce qu’il ne les comprend pas. Christopher est surdoué et autiste – même si l’auteur se garde bien d’utiliser ces deux adjectifs – et vit seul avec son père dans une petite ville anglaise où il ne se passe jamais rien. Enfin presque… Car la vie de notre ado va être bouleversée par un bizarre incident. Un matin, il retrouve le chien de Mrs Shears, la voisine, mort, une fourche plantée dans le ventre. Christopher ne crie pas, ne pleure pas. Il caresse le chien, se demande qui l’a tué et pourquoi. La palette émotive du garçon est en effet très réduite. Seule la colère semble avoir droit de cité dans son étrange paysage mental. Elle est le moteur qui l’incite à chercher une solution à tout ce qui peut déranger la mécanique parfaitement réglée de son existence. Une mécanique essentielle, vitale. Christopher ne peut vivre sans une compréhension cartésienne absolue du monde qui l’entoure. Tout ce qui tend à nuancer – pire, à transformer – le réel tel qu’il l’appréhende est une menace. Ainsi des romans qu’il exècre: «Ils racontent des mensonges sur des choses qui ne se sont pas passées, alors ça me fait tourner la tête et ça me fait peur.» Le jeune garçon va pourtant se mettre à écrire une histoire, mais une histoire vraie. Pour lui, l’assassinat du chien ne peut demeurer un mystère. Non pour quelque raison morale, mais parce qu’il trouble l’ordre des choses. Fort de la lecture du Chien des Baskerville – la seule fiction qui trouve grâce à ses yeux, parce qu’il admire la logique implacable de Sherlock Holmes -, Christopher se lance dans une enquête dont il consigne chaque détail dans un journal découpé comme un livre. Les chapitres sont exclusivement numérotés avec des nombres premiers – le deuxième chapitre précède le troisième qui précède le cinquième qui précède le septième, etc.! Quant à l’histoire, elle est ponctuée de croquis, de plans, de dessins, voire d’équations! Et c’est bien là le tour de force de Mark Haddon. Insolite tant dans le propos que dans la structure, son roman n’est jamais abrupt. Plus qu’aisée, la lecture est captivante. Sans doute parce que la langue de Christopher, le narrateur, est à son image: simple, carrée. Quand les «gens normaux» usent et abusent de la métaphore ou de l’euphémisme et manipulent le langage, le jeune garçon utilise le mot juste, taillé au cordeau. La langue est un outil pour décrire une réalité précise, qu’il est d’ailleurs souvent le seul à voir. Avec Sherlock Holmes, auteur de cette phrase dont il se repaît à l’envi: «Le monde est plein de choses évidentes que personne ne remarque jamais.» Christopher observe sans interpréter. Il pose sur les êtres et les choses un regard impassible, dénué de toute velléité digressive. Ce pragmatisme obsessionnel va se révéler extrêmement efficace. En enquêtant sur la mort du chien, le garçon découvre un secret familial qui déroge totalement à son sens de l’ordre. Et c’est finalement lui, l’ «anormal», qui va remettre sur les bons rails le monde des «normaux».
«Christopher n’est pas si différent de nous que cela, remarque Mark Haddon. Je lui ai donné des habitudes, des attitudes et des façons de penser empruntées à des gens de mon entourage qui ne sont pas du tout anormaux! Je crois que nous avons tous en commun quelque chose avec tout autre être humain, aussi étrange soit-il.» La création du jeune autiste n’a d’ailleurs pas été préméditée par son auteur: «J’ai commencé par écrire le meurtre du chien. J’ai trouvé la scène assez drôle. Je me suis dit que si elle était décrite par une voix très distanciée, ce serait encore plus drôle. Et puis je me suis demandé à qui pouvait bien appartenir cette voix!» Cela explique qu’à aucun moment le livre ne verse dans le manuel médical. Haddon n’explore pas une particularité mentale, il se sert de cette particularité mentale pour faire ?uvre littéraire. L’écrivain fait tellement corps avec son personnage qu’il parvient à mettre le lecteur dans le même état d’osmose.
Parallèlement, le livre a paru chez Pocket Jeunesse. Il s’agit du même texte présenté sous une couverture différente. Une adaptation de son cursus britannique: «Plusieurs éditeurs étaient intéressés par mon livre, certains pour des jeunes, d’autres pour des adultes, explique l’écrivain. C’était le cas de David Fickling et Jonathan Cape. Comme ils faisaient partie de la même maison, ils m’ont fait une offre commune que j’ai acceptée et le livre a paru simultanément dans deux collections. Ce qui n’était au début qu’une solution pour placer mon manuscrit s’est révélé une astuce commerciale efficace!»
Pour l’heure, Mark Haddon travaille sur un deuxième roman. C’est l’histoire d’un homme d’affaires fraîchement retraité, victime d’une dépression nerveuse carabinée. «C’est très drôle… enfin, je crois!» sourit-il. Le titre de travail Blood and Scissors (Du sang et des ciseaux) est en tout cas très prometteur.